Guerre en Ukraine : Le plan d’Emmanuel Macron pour ne pas perdre
Il est rare qu’à l’issue d’une rencontre internationale – en l’occurrence la conférence de Paris de soutien à l’Ukraine1 – la presque totalité des participants se précipitent devant les micros pour désavouer les propos de leur hôte. C’est pourtant ce qu’a réussi le président Emmanuel Macron, le 26 février. En entrouvrant la porte à l’envoi de troupes européennes en Ukraine, il a déclenché une tempête de protestations qui a fait perdre à la France encore un peu de crédibilité diplomatique qui lui restait.
Certes, dans son propos, le président précisait qu’il n’y avait pas de consensus sur le sujet et que ce n’était qu’une « option » ouverte, le but étant d’empêcher la Russie de gagner la guerre. Dans la mesure où le Premier ministre français, Gabriel Attal, a repris dès le lendemain, devant la représentation nationale, l’argumentaire du président, on peut exclure d’emblée l’hypothèse d’un dérapage verbal dans un moment de séduction médiatique comme on lui en connaît. Donc, puisque sa langue n’a pas fourché, il est légitime de s’interroger sur ses motivations et de tenter de deviner le plan – très intelligent à n’en pas douter – qui soutient ses paroles.
La réaction des autres dirigeants des pays européens qui participaient nous donne une claire indication de ce que ce plan pourrait être. Ils ont pris leurs distances avec les propos du président Macron pour deux raisons : l’une est purement diplomatique, l’autre est une opposition de fond sur l’envoi de troupes en Ukraine.
Sur le premier point, il faut dire que le président français n’est pas très familier avec les bons usages de la diplomatie2. L’un d’entre eux est que, à l’issue de rencontres, il ne faut pas mettre ses partenaires dans l’embarras, surtout lorsqu’on est l’organisateur de la réunion. On ne s’écarte pas de la déclaration commune qui énumère les résultats obtenus et – sauf accord préalable – on ne met pas l’accent sur des divergences, surtout lorsqu’elles concernent un point qui n’était pas à l’ordre du jour, comme une intervention militaire en Ukraine. Et c’est compréhensible : un tel comportement peut mettre chacun de ses partenaires en porte-à-faux vis-à-vis de son Parlement et de sa population.
Mais, si l’écart avait porté sur une question banale, il n’y aurait certainement pas eu une telle levée de boucliers. Les dirigeants de tous les principaux pays européens, même la Pologne, ont pris la parole pour expliquer qu’ils n’envisageaient pas d’impliquer leurs armées directement sur le terrain. Ainsi Emmanuel Macron s’est-il retrouvé seul (ou presque : les petits Pays baltes seraient plutôt favorables). La question qui vient aussitôt à l’esprit est : pourquoi ? Quelle est la différence entre Paris et les autres capitales européennes ? Et la réponse est évidente : seule la France détient une force de dissuasion indépendante.
À partir de là, on peut commencer à deviner pourquoi Emmanuel Macron, au lieu de rapporter fidèlement les conclusions de la réunion, s’est laissé aller à se parer du képi noir et garance orné de trois rangs de feuilles de chêne de généralissime. Il semble évident que le président est entièrement en phase avec la vague de propagande de plus en plus belliciste qui déferle dans la presse subventionnée et les chaînes d’information (on peut même se demander s'il ne la favorise pas). Une kyrielle d’« experts » improbables3, acharnés non pas vraiment à soutenir Kiev mais à empêcher la « Russie de Poutine » de gagner, multiplie des suggestions plus ridicules et irréalistes les unes que les autres pour renverser le sort des armes : inonder la Russie de « fake news », accélérer l’envoi d’armes magiques, détourner une partie de l’épargne des Français pour financer l’Ukraine, relancer l’industrie d’armement et passer à une économie de guerre et, bien sûr, envoyer des troupes au sol, comme le suggérait le Premier ministre britannique Rishi Sunak avant de se rétracter.
Cette dernière suggestion – qui hante l’Europe comme, en 1848, le spectre du communisme – semble avoir attiré l’attention du président mais pas dans le sens où l’on l’entend d’habitude : combattre sur le champ de bataille. Pour lui, il s’agirait plutôt d’une manière de geler le conflit : les troupes françaises étant intouchables parce que couvertes par le bouclier nucléaire, elles ne participeraient pas aux combats et donc les Russes hésiteraient à les engager. Le front serait ainsi paralysé sur une ligne décidée par les stratèges du site Balard en coordination avec leurs collègues de l’OTAN. Dans l’idée macronienne4, cela empêcherait l’Ukraine de perdre et la Russie de gagner. Un théâtre d’opérations figé aurait l’avantage de donner aux pays occidentaux le temps de reconstruire leur industrie de défense pour réarmer l’Ukraine et lui permettre de relancer une controffensive, victorieuse cette fois, d’ici deux ou trois ans.
J’ignore si cette hypothèse correspond ou non à la pensée du président et je n’ai pas la prétention de me glisser dans sa tête. Il y a sans doute d’autres explications comme la volonté de détourner l’attention des problèmes intérieurs et tenter d’apparaître comme un dirigeant fort pour marquer des points à l’approche des élections européennes. Mais cette idée me semble l’une des rares à expliquer un tant soit peu logiquement une prise de position pour le moins hasardeuse et, surtout, sans portée opérationnelle réelle : en l’état actuel des choses, il n’y a aucune raison qu’un corps expéditionnaire européen (si on parvient à le réunir), formé selon les règles de l’OTAN, équipé par les matériels disparates des pays de l’OTAN et sans aucune expérience de la guerre de haute intensité, ait plus de succès sur la ligne de front que l’armée ukrainienne formée (vite et mal) par les pays de l’OTAN et équipée des armes et des équipements disparates fournis par eux.
À l’exception de la France, tous les pays européens sont conscients de cela et estiment qu’il ne faut pas aggraver la situation : le cap de la cobelligérance n’est pas loin d’être franchi et le moindre dérapage pourrait entraîner une Troisième Guerre mondiale.
Le problème est que l’envoi de troupes françaises en Ukraine, même si elles ne sont pas destinées à combattre, ne sera pas en mesure de garantir le gel du front. Si les Russes décident de poursuivre leur campagne malgré tout et qu’elles bousculent les Français, la dissuasion nucléaire jouera en sens inverse. Le président utilisera-t-il l’arme nucléaire alors que les intérêts vitaux du pays ne sont pas menacés ?
Dans un précédent article, je me demandais : « Mais, où est la cavalerie ? » Je crains fort que le président Macron ne se soit imaginé dans le rôle de John Wayne. Dans les films, la cavalerie arrive lorsque tout va mal et qu’il n’y a plus d’espoir. Elle est toujours prête et, dès qu’ils entendent la sonnerie de clairon, les cavaliers, habillés de pied en cap, se précipitent aux râteliers pour s’emparer de leur arme, bondissent sur leurs chevaux déjà sellés et harnachés, et s’élancent, derrière leur chef, au secours du convoi attaqué.
Dans la réalité actuelle, le western héroïque se transforme en parodie dramatique. Le clairon a perdu son souffle, les uniformes sont déchirés et même les célèbres foulards jaunes ont été utilisés pour ravauder les chemises. Quant aux râteliers, ils ont été vidés par des prêts trop nombreux à des armées amies. Il faudra plusieurs années pour obtenir de nouvelles carabines Spencer : on n’en fabrique plus en nombre suffisant et il faut construire d’autres usines. Or, même si on y parvient, on n’est pas sûr de relancer la production car les composants et pièces détachées sont fabriqués à l’autre bout du monde et, de toute façon, l’énergie est trop chère et les fonds insuffisants. Les chevaux et les selles ont été dispersés comme les rifles pour aider des alliés sur des théâtres lointains. Alors, tant bien que mal, en pestant, les cavaliers s’élancent à pied, derrière Groucho Marx, sur un chemin qui, heureusement ! les éloigne du champ de bataille.
J’ignore si Emmanuel Macron se prend réellement pour John Wayne, mais s’il persévère dans la voie de l’engagement de troupes au sol, il risque plutôt de finir comme le lieutenant-colonel George Armstrong Custer à Little Bighorn.
Elle réunissait les chefs d’État ou de gouvernement de dix-huit pays de l’Union européenne (Allemagne, Belgique, Croatie, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, France, Grèce, Lettonie, Lithuanie, Luxembourg, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République tchèque, Roumanie et Suède) plus la Norvège, avec des représentations ministérielles des États-Unis et du Canada. En d’autres termes, rien que des membres de l’OTAN (la Suède est en passe de le devenir).
Il l’avait déjà montré en 2022, en diffusant, à des fins électoralistes, le contenu d’une discussion téléphonique avec le président Vladimir Poutine. Or, de telles conversations, pour être efficaces, doivent rester strictement confidentielles : les interlocuteurs doivent pouvoir se parler franchement et librement, quitte à se dire des choses difficiles, sans craindre une intrusion médiatique. Comment les interlocuteurs d’Emmanuel Macron pourraient-ils exprimer le fond de leur pensée dans ces circonstances ? Et si c’est pour dire des banalités, à quoi bon se parler ?
Par charité, vertu théologale, je m’abstiens de citer des noms.
Du moins celle que je lui prête.